Prodige de force, le baobab élève ses masses de fer comme des piliers solennels qui n'ont besoin, pour se tenir debout et pour grandir, ni du calcul de l'architecte, ni du labeur du maçon. Prodige de grâce, l'arbre du voyageur dispose en un seul éventail ses molles et longues feuilles, dressant à leur ombre l'épi gigantesque de ses fleurs en forme d'hirondelles.
Chacun s'est développé suivant une loi personnelle et immuable, déjà toute dans la graine et dont les différents articles se sont révélés à leur heure. Il ne fallut que du temps pour que vienne à son plein empire une majesté faite tantôt de stable puissance et tantôt d'élégance concertée, tantôt colonne et tantôt draperie. La simple durée suffit à ces structures sûres d'elles-mêmes dans la force comme dans la grâce, pour qu'elles confondent en leur croissance la vie et l'art.
Publiant le miracle d'une beauté naturelle, d'un même mouvement, elles s'acquittent de vivre et deviennent chefs-d'oeuvre. Tout fut aisance, tout fut patience, tout fut paresse. Il n'y eut qu'à consentir. Il ne fallait que laisser faire le simple écoulement des jours pour aboutir immanquablement à la splendeur. La sève et la saison furent les artisans uniques de tant de sortilèges, dont la facilité redoutable décourage les sueurs de l'homme.
Les arbres ont été les temples des divinités; et encore aujourd'hui les campagnes, conservant dans leur simplicité les rites anciens, consacrent le plus bel arbre à un dieu. Et, dans le fait, les images resplendissantes d'or et d'ivoire ne nous inspirent pas plus d'adoration que les bois sacrés et leur profond silence. Chaque espèce d'arbre demeure toujours dédiée à une même divinité, le chêne à Jupiter, le laurier à Apollon, l'olivier à Minerve, le myrte à Vénus, le peuplier à Hercule. Bien plus, les Sylvains, les Faunes, des déesses, des divinités spéciales sont, dans nos croyances, chargés du soin des forêts, comme d'autres divinités président au ciel.
Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. Cet art a donc dû varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l’élégante colonne corinthienne avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le sycomore, le figuier oriental, le bananier et la plupart des arbres gigantesques de l’Afrique et de l’Asie.
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l’église gothique, tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la divinité. Les deux tours hautaines plantées à l’entrée de l’édifice surmontent les ormes et les ifs du cimetière et font un effet pittoresque sur l’azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine leurs têtes jumelles ; tantôt elles paraissent couronnées d’un chapiteau de nuages ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s’y méprendre et les adopter pour les arbres de leurs forêts : des corneilles voltigent autour de leurs faîtes et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses s’échappent de la cime de ces tours et en chassent les oiseaux effrayés. L’architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures, et au moyen de l’orgue et du bronze suspendu il a attaché au temple gothique jusqu’au bruit des vents et des tonnerres, qui roulent dans la profondeur des bois. Les siècles, évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein des pierres et soupirent dans la vaste basilique : le sanctuaire mugit comme l’antre de l’ancienne Sibylle, et tandis que l’airain se balance avec fracas sur votre tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.
Elles marchent dans l’herbe et boivent aux ruisseaux, |
Des sylvains et des pans se souvient-elle encore |
Les arbres des forêts sont des femmes très belles Pierre Louÿs |
L'arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l'homme.
Mais un homme se tient debout dans son propre équilibre, et les deux bras qui pendent, dociles, au long du corps, sont extérieurs à son unité. L'arbre s'exhausse par un effort, et cependant qu'il s'attache à la terre par la prise collective de ses racines, les membres multiples et divergents, atténués jusqu'au tissu fragile et sensible des feuilles, par où il va chercher dans l'air même et la lumière son point d'appui, constituent non seulement son geste, mais son acte essentiel et la condition de sa nature.
L'arbre gémit, soupire, pleure d'une voix humaine. Vers 1840, nos Français d'Algérie qui en coupaient plusieurs, en furent émus, presque effrayés. Des arbres, même intacts, gémissent et se lamentent. On croit que c'est le vent, mais c'est souvent aussi leur circulation intérieure, moins égale qu'on le croit, les troubles de leur sève, les rêves de l'âme végétale.
L'Antiquité n'avait jamais douté que l'arbre n'eût une âme - confuse, obscure, peut-être - mais une âme aussi bien que tout être animé. L'humanité crut cela dix mille ans, avant les âges scolastiques qui ont pétrifié la Nature. Cette idée orgueilleuse de croire que l'homme seul sent et pense, que tant d'êtres ne sont que des choses, est un paradoxe moderne du Moyen Age. La science aujourd'hui nous enseigne tout le contraire et se rapproche fort des croyances antiques. Tout être, nous dit-elle, le moins avancé même, a en lui le travai, l'effort, un certain sens d'assurer, d'augmenter sa vie, le choix (mot de Darwin), l'usage quelquefois très habile des moyens qui mènent à ce but. Chacun a son art personnel pour être et croître, et se créer sans cesse.
Dans les villes et dans les écoles, l'esprit subtil et vain peut rire de l'âme de l'arbre. On en rit pas dans le désert, dans les climats cruels du Nord ou du Midi, où l'arbre est un sauveur. On y sent bien le frère de l'homme.
Le Scandinave croyait que l'homme primitif avait été un arbre, qui fit la vie universelle, la puisa dans le ciel, dans la terre et la nuit.
Ce culte a-t-il cessé? Jamais entièrement. Un voyageur récent l'a trouvé au Caucase, Chardin en Perse. A Ispahan, naguère, on honorait un platane; on le chargeait de dons, tout comme on voit dans Hérodote Xerxès orner, parer son platane de l'Asie Mineure.
Un arbre, dans les steppes, dans leur infini monotone, oh! un arbre, c'est un ami! Sur les bords de la Caspienne, pendant trois cents, quetre cents lieues, on ne voit rien, on ne rencontre rien qu'à mi-chemin un arbre isolé et unique. C'est l'amour, c'est le culte de tout homme qui passe. Chacun lui offre quelque chose, et le Tartare lui-même (au défaut d'autre don) s'arrachera un peu de barbe ou de cheveu.
Jules Michelet- La montagne
Et Jules Michelet rapporte ensuite que deux superbes légendes enseignaient que l'arbre avait une âme:
- l'arbre de vie (c'est l'idée de la Perse) une âme bienveillante et féconde, qui fait les riches sources, les quatre fleuves vers les quatre côtés du monde. lire
- Et l'arbre des douleurs (c'est l'idée égyptienne, syrienne), une âme prisonnière, vulnérable, souffrante, enterrée sous l'écorce. lire
Les deux croyances avaient le même effet, un grand respect de l'arbre, un soin religieux de sa conservation, un sentiment très tendre. L'arbre l'a reconnu. Il a réellement créé, multiplié les sources, rafraîchi, enrichi la terre.
Car ce poète, un soir auprès du feu dans le désert, racontait simplement son arbre. Et mes hommes l'écoutaient, dont beaucoup n'avaient jamais vu qu'herbe à chameau et palmiers nains et ronces. "Tu ne sais pas, leur disait-il, ce qu'est un arbre. J'en ai vu un qui avait poussé par hasard dans une maison abandonnée, un abri sans fenêtres, et qui était parti à la recherche de la lumière. Comme l'homme doit baigner dans l'air, comme la carpe doit baigner dans l'eau, l'arbre doit baigner dans la clarté. Car planté dans la terre par ses racines, planté dans les astres par ses branchages, il est le chemin de l'échange entre les étoiles et nous. Cet arbre, né aveugle, avait donc déroulé dans la nuit sa puissante musculature et tâtonné d'un mur à l'autre et titubé et le drame s'était imprimé dans ses torsades. Puis ayant brisé une lucarne dans la direction du soleil, il avait jailli droit comme un fût de colonne, et j'assistais, avec le recul de l'historien, aux mouvements de sa victoire."
Contrastant magnifiquement avec les noeuds ramassés pour l'effort de son torse dans son cercueil, il s'épanouissait dans le calme, étalant tout grand son feuillage où le soleil était servi, allaité par le ciel lui-même, nourri superbement par les dieux.
Et je le voyais chaque jour dans l'aube se réveiller de son faîte à sa base. Car il était chargé d'oiseaux. Et dès l'aube commençait de vivre et de chanter, puis, le soleil une fois surgi, il lâchait ses provisions dans le ciel comme un vieux berger débonnaire, mon arbre maison, mon arbre château qui restait vide jusqu'au soir...
Ainsi racontait-il, et nous savions qu'il faut longtemps regarder l'arbre pour qu'il naisse de même en nous. Et chacun jalousait celui-là qui portait dans le coeur cette masse de feuillage et d'oiseaux.
Antoine de Saint-Exupéry- Citadelle
Et dans son poème "Le premier arbre" Jules Supervielle conte l'arbre qui est en nous: lire
Un jour, un homme s'arrêta devant un arbre. il vit des feuilles, des branches, des fruits inconnus. A chacun, il demandait quel était cet arbre. Aucun jardinier ne sut lui répondre et personne n'en savait le nom et l'origine. Alors l'homme se dit:"Je ne connais pas cet arbre, ni ne le comprend; pourtant je sais que depuis que je l'ai aperçu mon coeur et mon âme sont devenus frais et dispos. Allons donc nous mettre à l'ombre de cet arbre."
Djalal Al-din Al-Rumi
Serait-ce l'arbre de la sagesse?
[La sagesse] est un arbre de vie, pour ceux qui l'embrassent, et heureux celui qui se tient fortement uni à elle.
Quelquefois, les dieux, voulant récompenser la vertu de quelques mortels, firent monter autour d'eux une nature végétale qui absorbait dans son étreinte, à mesure qu'elle s'élevait, leur corps vieilli, et substituait à leur vie, tout usée par l'âge extrême, la vie forte et muette qui règne sous l'écorce des chênes. Ces mortels, devenus immobiles, ne s'agitaient plus que dans l'extrémité de leurs branchages émus par le vent. N'est-ce pas le sage et son calme? Ne se revêt-il pas longuement de cette metamorphose du peu d'hommes qui furent aimés des dieux? S'entretenir d'une sève choisie par soi dans les éléments, s'envelopper, paraître aux hommes puissant par les racines et d'une grande indifférence, comme certains grands pieds d'arbres qu'on admire dans les forêts, ne rendre à l'aventure que des sons vagues mais profonds, tels que ceux de quelques cimes touffues qui imitent les murmures de la mer, c'est un état de vie qui me semble digne d'efforts et bien propre pour être opposé aux hommes et à la fortune du jour.
Maurice de Guérin- Le cahier vert.
Nessus n’avait pas encore rejoint la rive, quand nous pénétrâmes dans un bois où aucun sentier n’était tracé. Pas de feuilles vertes, mais de couleur sombre; pas de branches lisses, mais noueuses et tordues; pas de fruits, mais des épines empoisonnées. Pas de maquis aussi sauvages ni aussi épais que connaissent les bêtes sauvages... Ici les hideuses Harpies font leurs nids; elles chassèrent les Troyens des Strophades, avec la triste annonce de futurs malheurs. Elles ont de larges ailes, cou et visage humain, des pieds griffus, et un vaste ventre emplumé; elles se lamentent sur les arbres étranges. [...]
J’entendais de toutes parts des gémissements et ne voyais personne qui les fasse; de sorte que totalement perdu, je m’arrêtai épouvanté. Je crois que mon guide imagina que je supposais que toutes ces voix venaient, à travers ces troncs, de gens qui se cachaient de nous. Aussi le maître dit: "Si tu romps quelque rameau d’une de ces plantes, tes pensées se révéleront fausses".
Alors j’avançai un peu la main et cueillis une ramille d’un grand épineux; et le tronc cria: " Pourquoi me brises-tu?" Quand il fut devenu brun de sang, il dit de nouveau: "Pourquoi me déchires-tu? N’as-tu aucun sentiment de pitié? Nous fumes des hommes, et désormais sommes faits de buissons: ta main devrait être plus compatissante, serions-nous des âmes de serpents."
... "Si l’homme fait de bon gré ce que tu demandes, esprit emprisonné, qu’il te plaise encore de nous dire comment l’âme se lie à ces nœuds; et dis-nous, si tu le peux, si d’aucune s’est jamais libérée de tels membres".
Alors le tronc souffla fort puis ce souffle se changea en paroles:
"Brièvement il vous sera répondu. Quand l’âme enragée se sépare du corps dont elle s’est elle-même arrachée, Minos l’envoie dans le septième cercle. Elle tombe dans la forêt, sans endroit choisi; mais où fortune la jette, et là elle germe comme graine d’épeautre. Elle lève en rejeton de plante sauvage: puis les Harpies, paissant ses feuilles, lui font douleurs aigües, et provoquent des cris lamentables qui s'échappent de ces blessures. Comme les autres nous retournerons vers nos dépouilles, mais aucun de nous ne s’en revêtira, car il est injuste d’avoir ce dont on se prive. Ici nous les traînerons, et dans la lugubre forêt nos corps seront pendus, chacun aux ronces de son ombre coupable."
C'est l'époque où Ronsard se plaint de voir disparaitre la forêt de Gastine dont le défrichement est initié par le duc de Vendôme. lire
Le XVIIIe siècle voit la naissance de François Antoine Rauch, père fondateur de la pensée écologique française. Il postula la théorie de l'influence de la végétation sur le climat.
"Combien les forêts dans leur état de vie ne répandent-elles pas de biens et de charmes sur la terre, lors que parées des mille nuances de leur brillante verdure, elles protègent sous leurs frais ombrages, les amours de ces milliers d'êtres, qui dans l'ivresse du plaisir, se livrent à la reproduction de générations nouvelles? Comment être assez insensible, assez aveugle, de ne voir dans un arbre un tronc, dépouillé de sa robe et de ses ornements, lorsqu'il correspond avec le soleil, les mers, les lacs, les fleuves, les vents et les nuages, pour assurer, pour conserver à l'homme tous les avantages de la création? Comment ces chênes, ces châtaigniers, ces êtres séculaires, qui depuis cent ans nourrissaient les sources du canton, qui conjuraient le tonnerre, pour préserer l'humble chaumière; qui attiraient les pluies et les rosées pour féconder la terre; qui, sous leurs robes humides et étendues, faisaient croître les pâturages qui se transformaient en gras laitages, et qui enfin chargés de fruits, présentaient encore pour derniers tributs, le pain, l'huile et le lard sur nos tables, peuvent-ils être indifféremment abattus, façonnés en bûches et consumés le plus souvent pour des usages superflus! Que ceux qui dirigent le sort des hommes ne peuvent-ils entendre les gémissements des tendres dryades et voir couler du sein des solitaires hamadryades le sang qui doit tout stériliser!"
François-Antoine Rauch- L'harmonie hydrovégétale et météorologique.
Les premiers peintres à présenter un arbre comme objet central du tableau semblent être Camille Corot et Théodore Rousseau qui garderont un style classique et c'est dans le dernier quart du XIXe siècle, avec les impressionnistes, que l'arbre sera le sujet du tableau dans un style résolument moderne.