ans "La nouvelle Héloïse", au fil des lettres, nous découvrons la pholosophie de la retraite à la campagne et la description des jardins naturels chers à Rousseau, qui l'accompagne:
• Que de plaisirs trop tard connus je goûte depuis trois semaines! La douce chose de couler ses jours dans le sein d’une tranquille amitié, à l’abri de l’orage des passions impétueuses! Milord, que c’est un spectacle agréable et touchant que celui d’une maison simple et bien réglée ou règnent l’ordre, la paix, l’innocence; où l’on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui répond à la véritable destination de l’homme! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d’eau qui s’offre à mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieuse île de Tinian.
M. de Wolmar entraine sa femme et l'auteur dans le verger de leur résidence. Ce lieu quoique tout proche de la maison, est tellement caché par l'allée couverte qui l'en sépare, qu'on ne l'aperçoit de nulle part. L'épais feuillage qui l'environne ne permet point à l'oeil d'y pénétrer, et il est toujours soigneusement fermé à clef. A peine fus-je au-dedans, que la porte étant masquée par des aunes et des coudriers qui ne laissent que deux étroits passages sur les côtés, je ne vis plus en me retournant par où j'étais entré, et, n'apercevant point de porte, je me trouvai là comme tombé des nues.
En entrant dan ce prétendu verger, je fus frappé d'une agréable sensation de fraîcheur que d'obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d'eau courante, et le chant de mille oiseaux, portèrent à mon imaginatrion du moins autant qu'à mes sens; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d'être le premier mortel qui jamais eut pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d'un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile, et m'écriai dans un enthousiasme involontaire: "O Tinian! ô Juan-Fernandez! Julie, le bout du monde est à votre porte! — Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous dit-elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ramènent bien vite à Clarens; voyons si le charme tiendra plus longtemps chez vous. C'est ici le même verger où vous vous êtes promené autrefois et où vous vous battiez avec ma cousine à coup de pêches. Vous savez que l'herbe y était assez aride, les arbres assez clairsemés, donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Que pensez-vous qu'il m'en a coûté pour le mettre dans l'état où il est? Car il est bon de vous dire que j'en suis la surintendante, et que mon mari m'en laisse l'entière disposition. — Ma foi, lui dis-je, il ne vous en a coûté que la négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonné; je n'y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porte; l'eau est venue je ne sais comment; la nature seule a fait tout le reste; et vous-même n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle. — Il est vrai, dit-elle que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien là que je n'aie ordonné. Encore un coup, devinez. — Premièrement, repris-je, je ne comprend point comment avec de la peine et de l'argent on a pu suppléer au temps. Les arbres... — Quant à cela, dit Monsieur de Wolmar, vous remarquerez qu'il n'y en a pas beaucoup de forts grands, et ceux-là y étaient dejà. De plus, Julie a commencé ceci longtemps avant son mariage et presque d'abord après la mort de sa mère, qu'elle vint avec son père chercher ici la solitude. — Eh bien! dis-je, puisque vous voulez que tous ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragés, soient venus en sept ou huit ans, et que l'art s'en soit mêlé, j'estime que, si dans une enceinte aussi vaste vous avez fait tout cela pour deux mille écus, vous avez bien économisé. — Vous ne surfaites que de deux mille écus, dit-elle; il ne m'en a rien coûté. — Comment, rien? — Non, rien; à moins que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens, et quelques unesde Monsieur de Wolmar lui-même, qui n'a pas dédaigné d'être quelquefois mon garçon jardinier. "Je ne comprenais rien à cette énigme; mais Julie, qui jusque là m'avait retenu, me dit en me laissant aller: Avancez, et vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan-Fernandez, adieu tout l'enchantement! Dans un moment vous allez être de retour du bout du monde.
Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé; et si je ne trouvais point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs parmi lesquelles l'oeil en démêlait avec surprise quelques unes de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt; ces touffes étaient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable à ce que font maturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts je voyais ça et là, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l'air d'être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite, et d'autres plantes de cette espèce parmi lesquelles le chévrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées négligemment d'un arbre à l'autre, comme j'en avais remarqué quelquefois dans les forêts, et formaient sur nous des espèces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une moussefine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux. Alors seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m'en avaient tant imposé de loin, n'étaient formés que de ces plantes rampantes et parasites, qui, guidées le long des arbres, environnaient leurs têtes du plus épais feuillage, et leurs pieds d'ombre et de fraîcheur. J'observai même qu'au moyen d'une industrie assez simple on avait fait prendre racine sur les troncs des arbres, à plusieurs de ces plantes, de sorte qu'elles s'étendaient davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas mieux de toutes ces additions; mais dans ce lieu seul on a sacrifié l'utile à l'agréable, et dans le reste des terres on a pris un tel soin des plants et des arbres qu'avec ce verger de moins la récolte en fruits ne laisse pas d'être plus forte qu'auparavant. Si vous songez combien au fond d'un bois on est chrmé quelquefois de voir un fruit sauvaget ùême de s'en rafraîchir, vous comprendrez le plaisir qu'on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents et mûrs, quoique clairsemés et de mauvaise mine; ce qui donne encore le plaisit de la recherche et du choix.
Toutes ces petites routes étaient bordées et traversées d'une eau limpide et claire, tantot circulant parmi l'herbe et les fleurs en filets presque imperceptibles, tantôt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur et marqueté qui rendait l'eau plus brillante. On voyait des sources bouillonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l'eau calme et paisible réfléchissait à l'oeil les objets. "Je comprends à présent tout le reste, dis-je à Julie; mais ces eaux que je vois de toutes parts... — Elles viennent de là, reprit-elle en me montrant le côté où était la terrasse de son jardin. C'est ce même ruisseau qui fournit à grand frais dans le parterre un jet d'eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le détruire, par respect pour son père qui l'a fait faire mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'approchons guère au jardin! Le jet d'eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j'y ai réuni l'eau de la fontaine publique, qui se rendaient dans le lac par le grand chemin, qu'elle dégradait au préjudice des passants et à pure perte pour tout le monde. Elle faisait un coude au pied du verger entre deux rangs de saules; je les ai renfermés dans mon enceinte, et j'y conduis la même eau par d'autres routes."
Je vis alors qu'il n'avait été question que de faire serpenter ces eaux avec économie en les divisant et réunissantà propos, en épargnant la pente le plus qu'il était possible, pour prolonger le circuit et se ménager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d'un pouce de gravier du lac et parsemée de coquillages formait le lit des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre et de gazon au niveau du sol, formaient à leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s'en élevaient par des siphons sur des lieux raboteux et bouillonnaient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraîchie et humectée donnait sans cesse de nouvelles fleurs et entretenait l'herbe toujours verdoyante et belle.
L'auteur nous parle alors du grand nombre d'oiseaux et croit à la présence d'une volière.
Nous descendimes par mille détours au bas du verger, où je trouvai toute l'eau réunie en un joli ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu'on avait souvent ébranchés. Leurs tiges creuses et demi-chauves formaient des espèces de vases d'où sortaient, par l'adresse dont j'ai parlé, des touffes de chèvrefeuille, dont une partie s'entrelacait autour des branches, et l'autre tombait avec grâce le long du ruisseau. Presque à proximité de l'enceinte était un petit bassin bordé d'herbes, de joncs, de roseaux, servant d'abreuvoir à la volière, et dernière station de cette eau si précieuse et si bien ménagée.
Au delà de ce bassin étoit un terre-plein terminé dans l’angle de l’enclos par une monticule garnie d’une multitude d’arbrisseaux de toute espece; les plus petits vers le haut & toujours croissant en grandeur à mesure que le sol s’abaissait; ce qui rendoit le plan des têtes presque horizontal, ou montroit au moins qu’un jour il le devoit être. Sur le devant étoient une douzaine d’arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hêtre, l’orme, le frêne, l’acacia. C’étoient les bocages de ce coteau qui servoient d’asile à cette multitude d’oiseaux dont j’avois entendu de loin le ramage; & c’étoit à l’ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu’on les voyoit voltiger, courir, chanter, s’agacer, se battre comme s’ils ne nous avoient pas appercus. Ils s’enfuirent si peu à notre approche, que, selon l’idée dont j’étois prévenu, je les crus d’abord enfermés par un grillage ; mais comme nous fûmes arrivés au bord du bassin, j’en vis plusieurs descendre & s’approcher de nous sur une espece de courte allée qui séparoit en deux le terre-plein & communiquoit du bassin à la voliere. M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l’allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu’il avoit dans sa poche; & quand il se fut retiré, les oiseaux accoururent & se mirent à manger comme des poules, d’un air si familier que je vis bien qu’ils étoient faits à ce manege. Cela est charmant! m’écriai-je. Ce mot de voliere m’avoit surpris de votre part ; mais je l’entends maintenant : je vois que vous voulez des hôtes, & non pas des prisonniers. Qu’appelez-vous des hôtes? répondit Julie: c’est nous qui sommes les leurs; ils sont ici les maîtres & nous leur payons tribut pour en être soufferts quelquefois. Fort bien, repris-je; mais comment ces maîtres-là se sont-ils emparés de ce lieu? Le moyen d’y rassembler tant d’habitans volontaires? Je n’ai pas oui dire qu’on ait jamais rien tenté de pareil; & je n’aurois point cru qu’on y pût réussir, si je n’en avois la preuve sous mes yeux.
La patience & le tems, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expédiens dont les gens riches ne s’avisent guere dans leurs plaisirs. Toujours pressés de jouir, la force & l’argent sont les seuls moyens qu’ils connaissent: ils ont des oiseaux dans des cages & des amis à tant par mois. Si jamais des valets approchoient de ce lieu, vous en verriez bientôt les oiseaux disparaître; & s’ils y sont à présent en grand nombre, c’est qu’il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n’y en a point; mais il est aisé, quand il y en a, d’en attirer davantage en prévenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur faisant faire leur couvée en sûreté & ne dénichant point les petits ; car alors ceux qui s’y trouvent restent & ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage existait, quoiqu’il fût séparé du verger ; Julie n’a fait que l’y enfermer par une haie vive, ôter celle qui l’en séparait, l’agrandir & l’orner de nouveaux plants. Vous voyez, à droite & à gauche de l’allée qui y conduit, deux espaces remplis d’un mélange confus d’herbes, de pailles & de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque année du blé, du mil, du tournesol, du chenevis, des pesettes, généralement de tous les grains que les oiseaux aiment & l’on n’en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, été & hiver, elle ou moi leur apportons à manger & quand nous y manquons, la Fanchon y supplée d’ordinaire. Ils ont l’eau à quatre pas, comme vous le voyez. Madame de Wolmar pousse l’attention jusqu’à les pourvoir tous les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse & d’autres matieres proprès à faire des nids. Avec le voisinage des matériaux, l’abondance des vivres & le grand soin qu’on prend d’écarter tous les ennemis, l’éternelle tranquillité dont ils jouissent les porte à pondre en un lieu commode où rien ne leur manque, où personne ne les trouble.